Les Hautes Chaumes ou la part des Anges

Cet alcool qui s’évapore, cette part des anges est là, juste en face, entre l’herbe étrange de la tourbière et le ciel. Des chevaux à belle crinière mordorée la gardent. C’est un privilège que de voir et sentir cette vapeur de matin comme le souffle irréel mais bien présent d’un monstre endormi. La forêt primaire, les hommes l’ont arrachée il y a si longtemps pour que les bêtes puissent paître dans ces terres d’altitude que l’on appelle les Hautes Chaumes. Pour s’abriter, ils ont pris du ventre de la montagne de la roche et ont construit des jasseries. Certaines sont encore là, debout, droites. On peut les voir quand on les regarde. Les arbres plus malins ont épousé la courbe du vent. Des rious à écrevisses coulent d’un peu partout. On ne sait trop où ils vont… L’eau et la terre se mélangent ici, donnant naissance à une flore insoupçonnée, comme cette incroyable drosera, petite fleur rougeâtre à forme de lentille qui se nourrit de petits insectes. Il faut se baisser pour la voir. C’est qu’ici tout se mérite. L’immense et le minuscule. Les Hautes Chaumes sont une beauté pure que même les grandes oreilles posées au sommet du col du Béal n’ont pas réussi à défigurer. Mieux, depuis le temps que les radars « radarisent », ils ont fini par faire partie du paysage. Et leurs silhouettes sombres émergeant en contre-jour du voile ouateux de nuages insaisissables accordent l’irréel, la grande nature avec la science-fiction. L’herbe rase, les bouquets serrés de bruyère donnent une couleur d’Ecosse à ces hautes collines arrondies où courent et mangent les bêtes. Point de vue incroyable où par beau temps et de très bonne heure on peut apercevoir au sud-est le sommet du Mont Blanc et, en pivotant juste sur sa droite, regarder glisser doucement, de puy en puy, la longue chaîne des volcans, du Géant des Dômes jusqu’au Plomb du Cantal.
Si l’on ne comprend pas ça, on ne peut pas comprendre ce territoire à cheval –administrativement- entre la Loire et le Puy-de-Dôme. Parce qu’il arrive parfois que des visiteurs, peut-être trop furtifs, perdent le nord dans ce coin qu’ils croient perdu dans l’est auvergnat. C’est dommage, ils ont sous leurs pieds un trésor qu’ils ne voient pas, se contentant de le piétiner.
L’essentiel, ils vont à l’essentiel, à ce qui se voit, sans effort, comme ils se contentent d’entendre le bruit du vent et le son des cloches des vaches ! Et ce murmure hors du temps qui passe et repasse pourquoi ne l’entendent-t-il pas ? Leurs oreilles sont-elles petites à ce point ? Ils disent s’y sentir seuls… Ont-ils si peur d’eux-mêmes pour ne retenir que cette seule impression ? Les Hautes Chaumes c’est tellement plus… Cet été, mon ami ours, qui fait du cheval –c’est assez rare un ami pareil – m’y a promené. C’était juste après la fête de la myrtille, qui avait rassemblé des milliers de curieux. Il m’a montré des chemins de terre, des tourbières pleines de drôles d’habitants, des fleurs si rares qu’il m’a fait jurer de ne jamais dire où elles se cachaient, des arbres si magnifiquement tordus ! Nous sommes passés du Puy-de Dôme à la Loire : les chevaux se moquent bien des frontières des hommes. Et le casse-croûte pris en pays ligérien n’a pas à rougir des meilleures auberges auvergnates, même pour les fromages !*
Ce jour-là, nous nous sommes contentés de nous-mêmes et du bonheur que nous offraient ces paysages, les bruits, les odeurs, ce vent courant d’air que l’on ne peut saisir, les gens rencontrés...
Un vrai partage. Alors, nous avons réussi à attraper l’insaisissable, la part des anges. Nous étions bien.

La chronique de l’ours, une chronique de Jean-Luc Gironde.