Une carpe et un lapin : quelle histoire !

Poilu entièrement, bien fourni en oreilles, sauteur à ses heures, tel se présentait le garenne, au débouché de son terrier. D’un naturel plutôt jovial, couché de bonne heure le matin, après avoir fréquenté une bonne partie de la nuit les terrains labourés, les éteules, les chaumes herbeux et autres taillis protecteurs. Ce lapin que j’appellerai Jeannot pour faire simple aurait pu vivre sa vie de lagomorphe, (c’est son nom savant) sans histoire particulière. Pourtant, ce ne fut pas le cas. Voici son histoire peu commune qui se passa à proximité du Château de la Chassaigne, à Thiers (que je connais bien) : une nuit de lune claire, il pénétra ‘’à pas de loup’’ dans le parc, afin d’aller boire dans la longue pièce d’eau qui servait autrefois de réserve en cas d’incendie. L’endroit est charmant, le long canal d’eau plate est bordé d’une allée de charmes formant voûte du plus bel effet. Jeannot plutôt nocturne et crépusculaire fréquentait cet endroit à plus d’un titre, bien placé à proximité de prairies et de bosquets mais pas très éloigné de sa garenne qu’il pouvait rejoindre rapidement en cas de danger. Ces derniers étaient fréquents, les chats, renards, blaireaux, serpents, canidés, sans parler des buses qui durant les plus chaudes heures de l’été, profitant des courants les plus chauds justement pour se laisser porter, piquaient comme des fusées sur quelque lapin distrait ou sot lapereau sorti trop tôt du repaire familial.

Notre Jeannot, dans son milieu, n’était pas considéré comme un ‘’gros poisson’’ (important), c’était plutôt du ‘’menu fretin’’ (petit poisson) au sein de sa colonie où l’on ne vit jamais seul mais en bande organisée de plusieurs familles où chacune d’elle entretient son propre (très propre) terrier, le tout régi par une hiérarchie de grands et petits chefs, ce qui fait très vite du monde quand on sait que chaque famille compte de trois à dix lapins. La garenne, durant six mois, à partir de février, sera une vraie ruche, les lapines pouvant donner trois à cinq portées de quatre à six lapereaux en moyenne : on ne s’ennuie pas quand on est lapin !

Mais il faut bien que j’en arrive à la ‘’rencontre’’ ! Elle se produisit au moment précis où les lèvres du lapin effleurèrent la surface de l’eau, créant ces fameux ronds dans l’eau chantés par une Françoise si hardie, dont on a tant parlé ! Pour revenir à mon sujet, Jeannot se trouva face à face avec une paire d’yeux où d’emblée il décela l’éclair de l’amour réciproque ! La carpe était là ! L’amour, c’est bien connu, rendant aveugle, il la vit revêtue d’une étole de lapin blanc et elle (mais il ne le savait pas encore) l’imaginait couvert d’écailles : l’habit dans ce cas précis ayant fait le moine. Fatale méprise qui devait les conduire à l’union ! Mais bon, ‘’pas de génie sans un brin de folie’’. C’est ainsi et contre toute attente, le lapin revint boire à la source de l’amour y trouvant bien être, bonheur et réconfort. Le mammifère rongeur savait si bien y faire que la carpe, poisson d’eau si douce en resta muette ! Cet amour sincère mais forcément platonique dura toute une saison, mais Jeannot, poussé par un instinct plutôt ‘’dynamique’’ par certains côtés se fit de plus en plus pressant auprès de sa belle, que la passion lui faisait voir comme la plus belle des truites. Hélas, il fallut se rendre à l’évidence, la carpe restait carpe et le lapin, lapin ! Il la supplia de le suivre dans son terrier mais, dans l’embarras, elle refusa de quitter son étang. La carpe, bien qu’heureuse de l’intérêt qu’on lui portait (mais peut-être pas comblée elle non plus), décida de demander, pour erreur sur l’identité de son conjoint, la nullité (avant la lettre) du mariage qui reposait sur une méprise fondamentale ! Pas de très bon poil, il lui fallut se rendre à l’évidence : ‘’on ne peut aller aux congres sans crochet’’ vieille citation qui veut dire qu’on ne peut réussir une affaire sans les moyens nécessaires pour la mener au bout’’. Confus mais pas honteux, il ne pouvait ‘’rompre l’anguille au genou’’ : c’est-à-dire user de la force et de la violence mal à propos. Ce mariage était contre nature, mal assorti, une alliance impossible. Il y avait une erreur d’identité entre ces deux-là, c’est certain, on se serait acheminé vers une nullité du mariage. À la réflexion, qu’avait de commun ce lapin avec sa douce ? sur son avant-bras : le carpe et bien sûr le métacarpe, mais en dehors de ça rien !

Et puis il y a d’autres grandes différences, le lapin est une viande, donc ‘’gras’’, en certaines circonstances, la carpe est liée au Carême, aux jours maigres, aux festins rituels chez d’autres (getfilt- fish).

Finalement, chacun se résolut à rester dans son milieu naturel. Aux yeux de l’un et de l’autre, tout rentra dans l’ordre : le lapin perdit ses écailles et la carpe son pelage.

Il se crut un instant un ‘’lapin crétin’’ mais l’approche de Pâques le rassura, il savait qu’il allait être à l’honneur chez tous les confiseurs, entre les poules et, avec un peu de chance, à côté des carpes, le tout en chocolat !

Il se décida, sans aller jusqu’à laisser le poisson ‘’cuire dans son jus’’, à ‘’prendre ses jambes à son cou’’ et à ‘’enfiler la venelle’’, autrement dit à quitter rapidement les lieux, suivant en cela ‘’l’évangile des quenouilles’’ : la volonté de la femme. Il retrouva sa garenne (lieu d’habitation), croisant même au passage sa cousine, une hase du quartier, prenant aussi, sur le trajet, du plaisir à un bain de poussière dans une flaque sèche. Fin observateur, il aperçut, tournant dans le ciel, une buse sûrement affamée, immédiatement, il s’assit sans bouger pour étudier la situation. Le danger se précisant, il frappa vivement le sol de ses pattes arrière et déguerpit en zigzags, ce qui eut pour effet d’alerter toute la colonie du péril. Enfin il regagna le terrier où il s’endormit lourdement. Ainsi se terminait cette impossible histoire d’amour. Qu’allait-il devenir ? Allait-il voyager, sûrement pas, ceux de sa race sont sédentaires dans l’âme. Non, il allait rencontrer l’âme soeur qui lui ferait de nombreux (très) nombreux descendants, songez qu’une trentaine de lapins fut introduite en Australie en 1874 et qu’ils sont aujourd’hui d’un nombre faramineux dépassant les 300 millions de sujets ! Autre chiffre surprenant, les lapins domestiques en Europe, qui descendent tous du garenne, sont 320 millions (en cage) !

C’est à Alphonse Allais que je vais laisser le soin de la conclusion : ‘’le loup aimait le canard et le canard aimait le loup. Monstrueux, dites-vous : pourquoi cela ? Avez-vous donc jamais vu, dans les foires, le produit incestueux de la carpe et du lapin ?’’

Jean Paul Gouttefangeas

L’expression « le mariage de la carpe et du lapin » signifie : une alliance impossible, un mariage mal assorti, une union, éventuellement ratée, de contraires.