Les deux mal mariés

Il y avait une fois un pauvre homme, assez pauvrement marié. Sa femme était de celles qui font la vie rude au mari, vous savez, une de ces lionnes... Tellement qu’un beau soir, de son mariage ou de quelque autre maladie, il trépassa.

Il se présente à la porte du paradis, ôte son chapeau, le tourne entre ses mains. "Mes pensées d’impatience, songeait-il humblement, et ce besoin de boire bouteille qui me prenait le dimanche pour oublier ma femme, qui sait ce que tout ça va me valoir ? J’ai mérité deux, trois cents ans de purgatoire, peut-être... " Ainsi calculait-il, tandis que saint Pierre étudiait son grand registre.

"Bon, le cas est clair, dit tout à coup saint Pierre, fermant le livre. Tu peux entrer, tu as gagné le Paradis.

- Mais, fit l’autre, qui n’en croyait pas ses oreilles, j’ai eu des manquements. Je m’attends bien à quelque peu de purgatoire.

- Tu étais marié à la Zélie, n’est-ce pas ? Entre, tu peux entrer, tu as fait ton purgatoire sur terre en ton ménage."

Là-dessus s’avance un autre particulier qui venait d’arriver ; il porte deux doigts au chapeau.

"Alors, dit-il, ça fait que je peux entrer aussi, certainement.

- Oh, oh ? sans purgatoire ?

- Hé, je l’ai fait pareillement avant ma mort.

- Oui, vraiment ?

- Même je l’ai fait triple. Je ne sais pas qui est cette Zélie dont on vient de parler ; mais moi, j’ai épousé la Julie - quel gendarme ! - puis la Génie, puis la Mélie. De mal en pis, toujours.

- Bon, après la première, tu t’es remarié deux fois ?

- Oui, la Julie, la Génie, la Mélie... Voyez d’ici ce que j’ai pu voir !

- Ce que je vois, c’est qu’il n’y a pas de place ici pour toi, mon homme !"

Et saint Pierre, du bras, lui a signifié nettement de vider les lieux.

"Le Paradis est pour les malheureux : il n’est pas pour les imbéciles !"

Texte d’Henri Pourrat


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